C’est tellement affreux quand on y pense: somme-nous réellement au bord d’une guerre nucléaire ? La longue expérience humaine en la matière suggère ceci: lorsque Poutine mettra fin à son agression contre l’Ukraine, c’est sur les décombres de sa victoire qu’il s’élèvera.
En effet, dans les guerres, le plus important n’est pas de commencer, mais de savoir comment en sortir, car même les plus petites peuvent devenir immaîtrisables pour ceux qui les ont initiées. Rappelons dans ce contexte que la Première et la Deuxième guerre mondiale ont débuté ainsi : au centre et à l’est de l’Europe, dans une région voisine de l’actuelle campagne russe contre l’Ukraine.
La guerre n’a pas été une partie de plaisir comme l’avait imaginée l’armée russe qui est, de loin, supérieure à celle de l’Ukraine. Il en reste que Poutine pourrait toujours avoir recours aux armes de destruction massive pour terminer la mission plus rapidement.
Le traitement réservé aux réfugiés européens « civilisés » – s’il nous est permis d’emprunter les qualificatifs de certains journalistes et responsables occidentaux –, comparé à celui subi par les réfugiés arabes et africains, a bien dévoilé la tendance raciste inhérente à l’esprit occidental.
Cet article a pour objet d’analyser le conflit russo-ukrainien d’un point de vue africain. Comment comprendre la position africaine quant à la crise ukrainienne ? Et quel impact a la guerre sur l’Afrique ?
Comment comprendre la position africaine de la guerre en Ukraine?
La divergence des positions des pays africains quant à la guerre en Ukraine est flagrante. L’Assemblée générale des Nations-Unies a voté majoritairement au profil de la Résolution condamnant la Russie pour son invasion de l’Ukraine. La majorité des pays africains (28 pays) ont fait partie des 141 qui ont appelé à mettre fin à cette agression. Un seul pays africain, l’Erythrée, a rejoint la Russie, la Biélorussie, la Syrie et la Corée du nord qui ont voté contre ladite Résolution. Toutefois, 17 pays africains, dont le Mali, le Sénégal, l’Afrique du Sud, l’Algérie et la Guinée équatoriale, se sont officiellement abstenus. Par ailleurs, 8 pays, dont l’Ethiopie, le Maroc et le Togo, ont préféré opter pour ce qu’on appelle la stratégie de la « pause-café », et se sont tout simplement absentés lors du vote.
La question qui se pose est, sans doute, la suivante: pourquoi les pays africains émettent-ils des réserves?
Premièrement: le syndrome de l’homme fort
On peut difficilement nier que le leader russe Vladimir Poutine exerce une influence certaine sur les régimes autocratiques qu’ils soient d’Afrique ou d’ailleurs. Notons, en guise d’exemple, les liens étroits qu’entretiennent les conseils militaires gouvernant au Mali et au Soudan avec lui. La Russie, à l’instar de la Chine – avec des procédés différents – présente pour l’Afrique un modèle de soutien politique, économique et sécuritaire, sans, pour autant, tenir en compte les exigences du respect des droits de l’Homme. D’un autre côté, le mandat de Donald Trump, caractérisé par ses attaques frontales contre les pratiques démocratiques, a probablement convaincu les chefs d’Etats africains qu’ils n’y a pas grand-chose à perdre en optant pour d’autres puissances émergeantes au détriment des Etats-Unis.
Deuxièmement: l’influence russe gagne du terrain en Afrique au cours de ces dernières années
Alors que la présence diplomatique et économique chinoise s’accentue de plus en plus en Afrique, la Russie continue à soutenir militairement les pays africains. Selon une étude menée par trois chercheurs russes, les relations bilatérales de la Russie avec l’Algérie, l’Egypte et le Maroc ont été renforcées ces derniers temps, et ce, sur le plan politique et économique.
Dans d’autres parties du continent, la Russie a signé des conventions de coopération militaire avec plusieurs pays. Des éléments du groupe Wagner ont d’ailleurs participé aux conflits en République centrafricaine et au Mali. Aussi, il n’est un secret pour personne que l’escouade d’élite du groupe Wagner est chargée de la sécurité personnelle du président de la République Centrafricaine.
En outre, le Sommet et le Forum économique russo-africains, tenus à Sotchi en 2019, ont vu la participation de 47 chefs d’Etat africains. Par conséquent, les dirigeants africains peuvent concilier leurs engagements initiaux de souveraineté et d’intégrité territoriale avec le soutien financier et militaire d’un leader fort qui ambitionne de faire de son pays une grande puissance et dont l’appui sans entraves est très bénéfique.
Troisièmement: la Russie semble exploiter la tendance antioccidentale en Afrique et ailleurs avant même le conflit ukrainien
Cela découle, du moins en partie, de l’hostilité causée par le double standard des occidentaux dans leurs relations internationales. Il s’agit également du paradigme dominant s’articulant autour de l’idée de la « décolonisation ». Il est, en outre, de notoriété publique que, dans les traditions académiques africaines ainsi que parmi les intellectuels, il y a une sympathie pour la Russie qui a soutenu, à l’époque de l’URSS, les mouvements africains d’indépendance et a offert un certain contrepoids contre la domination américaine.
La divergence des positions africaines quant à la crise ukrainienne démontre que les pays occidentaux ne doivent pas s’attendre au soutien de l’Afrique comme un acquis. Si, en effet, les pays africains peuvent se solidariser avec le peuple ukrainien, suivre aveuglement les consignes occidentales ne va pas de soi.
Que signifie la crise ukrainienne pour les Africains?
Les préjugés raciaux
Quand la Russie a commencé à bombarder des villes principales d’Ukraine, plusieurs milliers de civils ukrainiens tentent de fuir. Ils sont chaleureusement accueillis par les gouvernements des pays voisins, à l’instar de la Pologne, la Bulgarie, la Hongrie, la Slovaquie, la Moldavie et la Roumanie. Cependant, selon plusieurs rapports, des ressortissants non européens, dont des Nigérians et des Indiens, ont tout simplement été empêchés de fuir la zone du conflit. Notons que les étudiants africains représentent 20% des étudiants étrangers en Ukraine : les Marocains en première place avec 8 000 étudiants, les Nigérians en deuxième place avec 4 000 étudiants et les Egyptien en troisième avec 3 500 étudiants.
Selon plusieurs rapports, des ressortissants non européens, dont des Nigérians et des Indiens, ont tout simplement été empêchés de fuir la zone du conflit.
Des critiques acerbes ont été adressées à des politiciens ainsi qu’à des journalistes européens favorisant, dans leurs discours, les réfugiés ukrainiens à ceux provenant d’autres régions du monde. Dans une déclaration à la presse, le Premier ministre bulgare, Kiril Petkov, dit que son pays allait accueillir les Ukrainiens. « Car, a-t-il soutenu, eux, ils ne sont pas comme les réfugiés auxquels nous nous sommes habitués… Ce sont des Européens… des gens intelligents et instruits ».
Un journaliste d’Al Jazeera English a été lui aussi critiqué après avoir déclaré : « Ce sont des gens appartenant à la classe moyenne, ils ont de bonnes situations… Ils ressemblent à n’importe quelle famille européenne qui pourrait vivre parmi nous. » La chaine a néanmoins présenté des excuses pour manquement à la déontologie du métier.
A bien y penser, les Africains et les étudiants bloqués en Ukraine à cause de la guerre sont les plus exposés au danger. Les rapports sur le racisme et la discrimination à l’encontre des Africains en quête de sécurité, parus en seulement quelques jours de guerre, n’ont d’ailleurs pas manqué de raviver les ressentiments à l’égard de l’héritage colonial européen.
L’impact économique
Les conséquences économiques de cette guerre sur l’Afrique sont liées principalement aux importations et aux investissements. En guise d’exemple, l’Afrique du Sud possède des investissements en milliards de dollars en Russie, ce qui est le cas de la Russie dont une grande partie des investissements se trouvent en Afrique du sud.
Les économies africaines sont effectivement liées à la Russie et à l’Ukraine, notamment à travers le commerce des produits alimentaires et le tourisme. Et il est probable que la guerre aura des conséquences sur tous les Africains, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. En guise d’exemple, les sévères sanctions économiques contre la Russie, dont l’exclusion des principales banques russes du système financier Swift, les mesures contre la Banque centrale russe et l’interdiction des transactions commerciales en dollar, impactera directement le commerce africain.
Aussi, la prolongation de cette guerre aura un impact certain sur la sécurité alimentaire dans la région nord-africaine. Preuve en est qu’en 2020, les pays africains ont importé l’équivalent de 4 milliards de dollars en produits alimentaires en provenance de la Russie et l’équivalent de 2.9 milliards de dollars en provenance de l’Ukraine, et ce au moment où les prix augmentent sur les marchés internationaux.
Avec plus de détails, l’Egypte importe près de 85% de ses besoins en blé de l’Ukraine et de la Russie. Elle est le plus grand partenaire de cette dernière en Afrique. Celle-ci a investi près de 190 millions de dollars pour le développement de zones économiques, notamment à Port-Saïd. Suite à ce conflit, l’Egypte a lancé un nouvel appel d’offres pour l’achat de blé, tout en assurant que ses réserves actuelles lui suffiront pour 09 mois.
Le Ministère de l’agriculture tunisien, lui, a affirmé que le pays, déjà en proie à une réelle crise économique, cherchait des approvisionnements en blé en dehors des zones de conflit.
Cependant, certains pays africains vont profiter de la guerre conformément à la citation de Voltaire qui dit : « le malheur des uns fait le bonheur des autres ». En effet, le conflit russo-ukrainien a provoqué une flambée des prix du pétrole dépassant les 100 dollars/baril, atteignant le plus haut niveau depuis 2014. Un embargo sur le pétrole russe est en mesure d’impacter positivement l’économie du Nigéria et celle de l’Angola. L’Ethiopie, quant à elle, aurait pu profiter de ses grands champs de blé et du manque d’approvisionnement, mais sa production a été perturbée à cause de la guerre civile au Tigré, dans le nord du pays.
Guerre par procuration
Au moment où beaucoup de pays africains ne se sont pas prononcés sur la guerre en Ukraine, une minorité d’entre eux ont rendu publics des communiqués officiels. Le Kenya, le Gabon, le Ghana et le Nigeria ont condamné l’escalade du conflit en Ukraine. A l’ONU, l’ambassadeur kényan a tenu un discours sensationnel, faisant un parallèle entre le conflit en question et l’héritage colonial en Afrique. Le président de l’Afrique du Sud, Cyril Ramaphosa, allié principal et historique de la Russie au sein du BRICS, a, quant à lui, appelé à la médiation pour mettre fin aux hostilités. L’Afrique du Sud a demandé également à la Russie de retirer ses forces de l’Ukraine.
Il est de notoriété publique que la Russie œuvre à élargir son soutien militaire en Libye, au Soudan, en République centrafricaine et au Mozambique, tout en continuant à réaliser des progrès au Mali dans la lutte contre les insurgés et les rebelles armés.
Rappelons également que le deuxième Sommet Russe-Afrique a été prévu en fin d’année à Addis-Abeba, et, en raison de la guerre au Tigré, il a été déplacé à Saint-Pétersbourg en Russie. Aussi, vers le début de l’invasion de l’Ukraine, le chef adjoint du Conseil militaire soudanais, Mohamed Hamdan Dogolo, alias Hemidti, s’est rendu à Moscou, à la tête d’une délégation de haut niveau, en vue de renforcer les relations bilatérales. Ce n’est également un secret pour personne que la Russie a eu des concessions d’extraction d’or au Soudan. Elle œuvre également pour l’ouverture d’une base navale dans le port soudanais de Suakin.
En guise de conclusion…
Le conflit russo-ukrainien aura des conséquences désastreuses sur l’Afrique. En plus de l’augmentation des prix de blé et de l’énergie, l’Afrique sera gravement affecté sur le plan sécuritaire, et ce à court et à moyen terme.
Rappelons qu’après 8 ans d’une violente rébellion, l’armée malienne a pris le pouvoir en deux fois – 2020 et 2021–, suite à quoi elle a installé un Conseil militaire de transition. Et après la détérioration des relations françaises avec les autorités de transition, la France ainsi que les pays européens ont annoncé un retrait coordonné de leurs troupes le 17 février 2022, raison pour laquelle l’armée malienne a signé un accord avec le groupe Wagner pour combler le vide sécuritaire.
Au Burkina Faso, l’armée a pris le pouvoir en janvier 2022, accusant le Gouvernement de ne pas lui fournir les moyens nécessaires pour combattre les rebelles armés. Il s’est avéré que son plan était d’engager des mercenaires russes pour la mission en question, et l’on dit qu’un certain nombre d’entre eux est déjà sur place.
Au Mali et en Burkina Faso, une certaine tendance populiste voit d’un bon œil la présence russe dans les deux pays. Or la perpétuation de la guerre en Ukraine mènerait la Russie à retirer ses troupes de l’Afrique, comme ça a été d’ailleurs le cas en République centrafricaine.
Par ailleurs, si Poutine gagne sa guerre, cela annoncera une nouvelle ère dans l’extension militaire en Afrique. Cette possibilité conduirait à la reconfiguration des pays africains d’une façon qui rappellera la vieille expérience coloniale.