Suite aux efforts de médiation diplomatique fructueux, la Turquie a pu désamorcer des tensions de longue date entre l’Éthiopie et la Somalie, démontrant ainsi son influence croissante dans la Corne de l’Afrique. Le sommet de la troïka qui a réuni le président Recep T. Erdogan, le président somalien Hassan Sheikh Mahmoud et le premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, le 11 décembre, en Turquie a contribué à apaiser les relations entre les deux pays après une année de fortes tensions.
La disposition la plus importante de la déclaration d’Ankara est, sans doute, l’affirmation par l’Éthiopie du respect de l’indépendance, de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de la Somalie – une étape importante dans la résolution d’une crise diplomatique controversée. En comblant le fossé qui les sépare, l’Éthiopie et la Somalie ont donné une orientation positive à la diplomatie régionale.
D’une part, cette réussite témoigne de l’engagement et de l’intérêt de la Turquie pour la stabilité régionale et offre une feuille de route pour la résolution des conflits dans une région en proie à des griefs historiques et à des défis géopolitiques.
Cet article vise à analyser les efforts de médiation turcs (processus d’Ankara) entre l’Éthiopie et la Somalie, leurs implications régionales et les défis auxquels ils sont confrontés.
Le contexte du conflit Somalo-Éthiopien
Les tensions entre l’Éthiopie et la Somalie sont profondément enracinées dans des différends territoriaux historiques. Les frontières entre les deux pays ont été tracées arbitrairement pendant la période coloniale, semant les graines d’une discorde qui perdure encore aujourd’hui.
La région de l’Ogaden, où les Somaliens vivent à l’intérieur de la frontière éthiopienne, en est l’exemple le plus frappant. Cet héritage colonial a conduit à la guerre de l’Ogaden (1977-1978), au cours de laquelle la Somalie a tenté d’annexer la région, ce qui a entraîné une escalade de l’hostilité entre les deux pays. Après la guerre froide, ces tensions se sont encore aggravées.
Le fait que l’Éthiopie soit le plus grand pays enclavé au monde depuis l’indépendance de l’Érythrée en 1993 justifie probablement sa quête d’un accès à la côte maritime. Cette volonté éthiopienne a culminé avec l’accord controversé de janvier 2024 entre l’Éthiopie et le Somaliland, qui a accordé à l’Éthiopie un bail de 50 ans pour une base navale avec accès au port de Berbera. Cette décision, considérée par la Somalie comme une violation de sa souveraineté, a ravivé les conflits et accru le risque d’une instabilité régionale plus large.
Les efforts de médiation de la Turquie
L’intervention de la Turquie était opportune et stratégique. En effet, le processus d’Ankara, lancé par le ministre turc des affaires étrangères Hakan Fidan en juillet 2024, démontre le rôle crucial de la médiation par une tierce partie dans la résolution de différends internationaux complexes.
Cette initiative diplomatique, qui s’est déroulée dans le cadre d’un dialogue de fond et de réunions de haut niveau dans différents lieux, notamment à Ankara, en Éthiopie et dans les locaux de l’Assemblée générale des Nations unies à New York, a démontré l’influence croissante de la Turquie en tant que médiateur mondial.
En encourageant une communication ouverte et en donnant la priorité aux intérêts mutuels, la Turquie a réussi à empêcher les tensions entre l’Éthiopie et la Somalie de dégénérer en conflit. Ce processus a culminé avec le sommet d’Ankara, où le président turc Erdoğan a réuni le président somalien Hassan Sheikh Mahmud et le premier ministre éthiopien Abiy Ahmed pour une réunion cruciale de sept heures.
Ce sommet a été la première rencontre directe entre les deux dirigeants depuis plus d’un an et a débouché sur la déclaration d’Ankara. Le succès du processus d’Ankara souligne l’importance de la médiation d’une tierce partie neutre dans la diplomatie internationale, en particulier pour résoudre des conflits régionaux de longue date.
En offrant un forum de dialogue neutre et en mettant à profit ses relations avec les deux pays, la Turquie a pu combler le fossé entre l’Éthiopie et la Somalie et aborder des questions fondamentales telles que la souveraineté, l’intégrité territoriale et la coopération économique, qui avaient auparavant tendu les relations.
Le processus d’Ankara témoigne du pouvoir d’une diplomatie patiente et persistante et de la valeur d’un médiateur crédible pour faciliter des négociations constructives entre les parties en conflit. Le succès de la Turquie peut être attribué à sa position unique de partenaire crédible de l’Éthiopie et de la Somalie.
La Turquie est un investisseur majeur dans la construction de l’État somalien, notamment dans des projets d’infrastructure clés tels que l’aéroport international Adam Addé et le port de Mogadiscio. De même, les relations personnelles d’Erdoğan avec Abiy Ahmed, facilitées par les liens économiques et l’assistance humanitaire de la Turquie, ont fourni l’effet de levier nécessaire pour amener les deux pays à la table des négociations.
La déclaration d’Ankara
Les négociations ont abouti à la déclaration d’Ankara, un accord essentiel visant à répondre aux principales préoccupations de l’Éthiopie et de la Somalie. Les principales dispositions comprennent :
- la réaffirmation de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de la Somalie
- la reconnaissance des besoins légitimes de l’Éthiopie en matière d’accès maritime tout en recherchant une solution mutuellement bénéfique
- l’ouverture de négociations techniques en février 2025, avec l’aide de la Turquie, afin de rendre l’accord opérationnel.
Quoi qu’il en soit, l’importance de la déclaration d’Ankara réside dans l’engagement de l’Éthiopie à soutenir la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Somalie, telles qu’elles sont consacrées par le droit international.
l’UA a présenté la déclaration d’Ankara comme un modèle de résolution des conflits entre les États africains et s’est félicitée de l’accent mis sur la souveraineté et le respect mutuel.
Elle met également l’accent sur la coopération par le biais d’un accord formel avec le gouvernement fédéral de Somalie, indiquant la volonté de l’Éthiopie d’abandonner ses accords unilatéraux avec le Somaliland sur l’accès à la mer et l’utilisation de ses ports.
Ce changement constitue un pas important vers le rétablissement de la confiance et la promotion de la coopération régionale. Bien que la déclaration n’abroge pas explicitement le protocole d’accord controversé, l’accent mis sur le fait de « mettre de côté les différences et de travailler pour une prospérité commune » suggère que l’accord a bel et bien été mis de côté.
Ce compromis diplomatique est conforme aux récents changements politiques intervenus au Somaliland, en particulier l’approche conciliante du gouvernement d’Abdu Rahman Mohamed Abdullah à l’égard de Mogadiscio.
La déclaration ouvre également des perspectives pour relever des défis communs plus vastes, tels que la lutte contre le terrorisme, en particulier la menace posée par Al-Shebab et ISIS. Elle jette également les bases de partenariats économiques en promouvant le développement des infrastructures, le commerce et les opportunités d’investissement dans la région.
Les efforts de médiation de la Turquie ont déjà donné des résultats tangibles. L’annonce récente par l’Éthiopie d’un investissement de 200 millions d’USD dans un projet d’infrastructure commun avec la Somalie est le signe d’un dégel des relations. De même, les responsables somaliens ont exprimé leur optimisme quant à la coopération économique, notamment en ce qui concerne le développement du port de Mogadiscio en tant que plaque tournante du commerce régional.
L’éloge par l’UA du rôle de la Turquie souligne les implications plus larges de cette victoire diplomatique : l’UA a présenté la déclaration d’Ankara comme un modèle de résolution des conflits entre les États africains et s’est félicitée de l’accent mis sur la souveraineté et le respect mutuel.
Les perspectives de stabilité régionale
Le succès de la médiation turque entre l’Éthiopie et la Somalie offre de grandes perspectives de stabilité et de renforcement de la coopération dans la Corne de l’Afrique. En facilitant la déclaration d’Ankara, la Turquie a ouvert la voie à la normalisation des relations entre les deux voisins historiquement antagonistes.
Cela pourrait faciliter la coopération économique entre l’Éthiopie et la Somalie en leur permettant de travailler plus facilement sur des initiatives de développement communes et des partenariats commerciaux. L’accord contribuera également à la stabilité régionale en apaisant les tensions entre les deux principaux acteurs de la Corne de l’Afrique et en réduisant le risque de conflit qui pourrait s’étendre aux pays voisins tels que le Kenya, Djibouti et l’Érythrée.
En outre, le fait de se concentrer sur des solutions mutuellement bénéfiques, notamment l’accès maritime dont l’Éthiopie a tant besoin, pourrait ouvrir la voie au développement des infrastructures et à la croissance économique et modifier positivement les perspectives de la région.
La déclaration d’Ankara est également un modèle précieux de résolution des conflits, qui montre que l’engagement diplomatique est plus efficace que la confrontation militaire. D’autres pays africains confrontés à des conflits similaires pourraient s’inspirer de cet accord et négocier pacifiquement. Enfin, le rôle de la Turquie dans la négociation de cet accord renforce sa crédibilité en tant que médiateur et son influence en Afrique.
En démontrant sa capacité à résoudre des conflits complexes, la Turquie renforcera ses liens économiques et politiques sur le continent africain et consolidera sa position d’acteur mondial important en matière de diplomatie et de développement.
Des défis à relever
En dépit de l’optimisme qui entoure la déclaration d’Ankara, plusieurs défis majeurs semblent entraver son succès. Le premier défi est celui de la mise en œuvre. Le succès de l’accord dépend de sa capacité à traduire ses principes en politiques réalisables lors des négociations techniques prévues pour 2025.
Des efforts diplomatiques et logistiques continus sont nécessaires pour assurer un suivi rapide et efficace des dispositions de l’accord, telles que les droits d’accès maritime de l’Éthiopie sous la souveraineté somalienne. Les accords précédents dans la Corne de l’Afrique ont souvent échoué à ce stade, ce qui constitue un obstacle majeur.
En outre, la politique intérieure des deux pays constitue un obstacle supplémentaire. En Somalie, le gouvernement doit trouver un équilibre entre le maintien de sa propre intégrité territoriale et la prise en compte des intérêts économiques de l’Éthiopie. Il s’agit d’une question discutable, étant donné la sensibilité de l’opinion publique aux concessions de souveraineté perçues. D’autre part, l’Éthiopie subit des pressions internes de la part des factions politiques et de la région pour trouver une solution équitable à sa stratégie d’accès maritime.
Des acteurs extérieurs tels que l’Érythrée ont un intérêt direct dans la dynamique régionale et pourraient exploiter ces tensions. Le statut précaire du Somaliland complique encore la situation. La déclaration d’Ankara met l’accent sur la souveraineté de la Somalie, mais ne mentionne pas l’indépendance autoproclamée du Somaliland ni les accords existants avec l’Éthiopie. Cette omission pourrait entraîner des frictions au cours de la phase de mise en œuvre et, si elle n’est pas traitée avec soin, pourrait perturber les relations entre l’Éthiopie et la Somalie.
En outre, l’influence croissante de la Turquie dans la Corne de l’Afrique risque de modifier l’équilibre des forces dans la région. Cela pourrait entraîner une réaction négative de la part d’autres grandes puissances ayant des intérêts stratégiques dans la région, telles que les États-Unis, la Chine et les États du Moyen-Orient. Des agendas concurrents pourraient compromettre les progrès et la stabilité de l’accord.
Enfin, il est essentiel que toutes les parties maintiennent leur engagement à long terme. La dynamique diplomatique s’essouffle souvent lorsque l’euphorie initiale de l’accord s’estompe. En tant que médiateur, la Turquie doit rester engagée et fournir un soutien continu pour s’assurer que les différends sont résolus de manière constructive et que l’accord se transforme en un cadre permanent.
Sans efforts soutenus, les tensions risquent fort de se raviver et de compromettre les perspectives de paix et de coopération durables dans la Corne de l’Afrique. Les exemples d’accords similaires, tels que l’accord de paix fragile entre l’Éthiopie et l’Érythrée en 2018, soulignent l’importance de relever ces défis de manière proactive afin d’éviter de faire dérailler les progrès.
En conclusion, le succès diplomatique de la Turquie dans la médiation entre l’Éthiopie et la Somalie est une étape importante vers la résolution du conflit régional. La déclaration d’Ankara fournit non seulement un cadre pour la paix, mais souligne également l’émergence de la Turquie en tant que médiateur mondial. En abordant les questions litigieuses de la souveraineté, de l’intégrité territoriale et de la coopération économique, la Turquie a jeté les bases d’un nouveau chapitre dans les relations entre l’Éthiopie et la Somalie.
Toutefois, la viabilité à moyen et long terme de ce résultat dépend du respect des engagements pris par toutes les parties, et les négociations techniques prévues pour 2025 seront cruciales pour garantir que les principes de la déclaration se reflètent dans une solution durable. Preuve du potentiel de la diplomatie des tiers, le rôle de la Turquie dans ce règlement est porteur d’espoir pour la résolution des conflits en Afrique et au-delà.
En continuant à se concentrer sur les intérêts communs, le respect de la souveraineté et la participation durable, il est possible de trouver des moyens pacifiques de négocier des solutions aux conflits les plus complexes.