Depuis le déclenchement de la guerre russo-ukrainienne il y a plus de trois ans, et après la perte d’environ 19 % de son territoire au profit de la Russie, l’Ukraine a entrepris de déplacer le conflit au-delà des champs de bataille traditionnels. Elle cherche ainsi à renforcer son soutien international et à cibler les intérêts russes à l’étranger.
Dans ce cadre, l’Afrique est devenue un terrain stratégique pour Kiev, qui y déploie divers instruments diplomatiques, sécuritaires et humanitaires.
Bien que l’influence de l’Ukraine sur le continent reste limitée comparée à celle de la Russie, ancrée depuis l’époque de la Guerre froide, cette dynamique nouvelle vient complexifier davantage l’environnement politique et sécuritaire africain.
En effet, l’initiative ukrainienne dépasse le cadre strict du conflit avec Moscou, s’inscrivant dans une rivalité plus large entre la Russie et l’Occident.
Face à cette situation, les pays africains sont appelés à faire preuve de prudence, à éviter de se laisser entraîner dans les clivages géopolitiques des grandes puissances, et à privilégier une diplomatie équilibrée et souveraine, alignée sur leurs intérêts nationaux.
Cet article a pour objectif d’examiner les raisons qui ont conduit l’Ukraine à intensifier sa présence en Afrique au cours des trois dernières années. Il s’attache à mettre en lumière les principaux leviers mobilisés par Kiev pour rallier le soutien des États africains et affaiblir l’influence russe sur le continent. Enfin, il analyse les conséquences potentielles de cette démarche sur la sécurité et la stabilité de l’espace africain, ainsi que les risques géopolitiques qu’elle pourrait engendrer.
Primo : Les facteurs motivant la pénétration active ukrainienne en Afrique
Depuis l’invasion militaire russe de l’Ukraine en février 2022, Moscou a redoublé d’efforts diplomatiques et économiques en Afrique, cherchant à affirmer son influence historique et à obtenir le soutien des gouvernements africains pour rompre son isolement international et contourner les sanctions occidentales étouffantes. De ce fait, les dirigeants politiques ukrainiens ont compris qu’ils devaient faire face à l’influence croissante de la Russie en Afrique, partant du principe que le conflit avec Moscou ne devait pas se limiter au seul champ de bataille, mais devait s’étendre au-delà. Il s’agit de saper les intérêts stratégiques de la Russie et de contrer sa rhétorique de propagande, que Kiev juge trompeuse, concernant la guerre en Ukraine, notamment sur le continent africain, qui constitue une sphère d’influence traditionnelle de Moscou depuis l’époque de la bipolarité.
À travers ses initiatives renforcées en Afrique, Kiev cherche à redéfinir son image auprès des peuples africains, passant d’un simple héritage de l’ex-URSS à celle d’un État souverain, moderne et tourné vers l’Occident. L’objectif est de se positionner comme un acteur autonome et un partenaire fiable, tant sur les plans économiques que sécuritaire.
Dans cette optique, l’Ukraine ambitionne également de rallier le soutien des États africains sur la scène internationale, en particulier au sein des Nations Unies, où le continent, fort de ses 54 pays, représente le plus important bloc de vote à l’Assemblée générale. Cependant, ce soutien s’est
Cette baisse s’explique en partie par le rapprochement de nombreux pays d’Afrique centrale et de l’Ouest avec Moscou, dans un contexte de tensions croissantes avec les puissances occidentales. De plus, plusieurs États africains maintiennent une position de neutralité, en s’abstenant systématiquement ou en refusant de voter sur les résolutions liées au conflit ukrainien, au nom de leur attachement au non-alignement.

Il est également dans l’intérêt de l’Ukraine d’utiliser l’Afrique comme un terrain d’entente pour nouer de nouvelles alliances afin de contrer la rhétorique politique et médiatique russe et de mobiliser un soutien international plus large. Le contre-discours ukrainien met en garde contre la montée de l’influence russe, notamment au Sahel africain, qui déstabilise la région et la transforme en un nouveau front de conflit.
D’autre part, les dirigeants ukrainiens reconnaissent que le développement de partenariats stratégiques et de relations commerciales plus étroites avec les pays africains revitalisera l’économie du pays et accélérera sa reprise après la guerre. À cet égard, Kiev a réussi à augmenter ses exportations vers l’Afrique de 15 % au début de cette année, pour un total de 41 milliards de dollars.
De plus, en doublant ses activités de renseignement et en élargissant son soutien sécuritaire à certains acteurs régionaux en Afrique, Kiev vise à saper l’influence russe et à compromettre la capacité de Moscou à accéder à des ressources stratégiques qui constituent une source de financement pour la machine de guerre russe contre elle. De plus, Kiev aspire à remporter des victoires de propagande contre son rival de toujours et à faire passer des messages implicites indiquant que la guerre entre les deux camps s’étend au-delà du foyer principal du conflit dans l’est de l’Ukraine, et que Kiev dispose des outils et des capacités nécessaires pour pousser les forces russes à un sentiment constant de danger et de menace dans n’importe quelle région, redoublant ainsi la pression sur le gouvernement russe et augmentant le coût de la guerre, ce qui pourrait le contraindre à accepter la voie des négociations pour mettre fin au conflit avec l’Ukraine..
Secundo : les outils de pénétration ukrainienne sur le continent africain
La stratégie de l’Ukraine pour renforcer sa présence sur le continent africain et équilibrer l’influence russe s’appuie sur une variété d’outils diplomatiques, sécuritaires et humanitaires, comme suit :
1- Activité de renseignement et de sécurité
Le rôle de l’Ukraine dans le domaine du renseignement et de la sécurité s’est révélé particulièrement significatif en Afrique de l’Ouest, notamment au Mali. Selon certains rapports, des rebelles opérant dans le nord du pays auraient bénéficié d’un soutien clandestin de Kiev, notamment par la fourniture de drones ukrainiens, utilisés dans des attaques contre l’armée malienne et des éléments affiliés au groupe Wagner (société militaire privée russe, récemment remplacée par des forces de la Légion africaine). Le porte-parole du renseignement militaire ukrainien, Andriy Yusov, a reconnu l’implication de son pays dans le soutien à l’offensive armée lancée fin juillet 2024 [1] par des séparatistes Touaregs et des groupes rebelles dans la région de Kidal, à la frontière avec l’Algérie. Cette attaque aurait causé la mort d’environ 47 soldats maliens et 84 combattants de Wagner, déployés par la junte militaire de Bamako pour lutter contre les groupes armés. L’opération a été considérée comme la plus lourde défaite subie par Wagner au Mali depuis le retrait des forces françaises en 2021.
Au nord du Mali, où se trouve l’Algérie, des fuites médiatiques ont rapporté en août 2025 que l’attaché militaire ukrainien en Algérie, Andreï Bayouk a personnellement mené une opération visant à faire passer clandestinement une cargaison d’armes et de drones ukrainiens et à les transférer secrètement aux forces loyales au Premier ministre libyen sortant, Abdul Hamid Dabaiba. Cette opération ukrainienne s’inscrit dans le cadre du soutien de Kiev au gouvernement d’union nationale de Tripoli, engagé dans un conflit armé contre les forces de l’Armée nationale libyenne (ANL) soutenues par la Russie et dirigées par Khalifa Haftar [2].
En Mauritanie, l’Ukraine, par l’intermédiaire de son envoyé spécial pour l’Afrique et le Moyen-Orient, Maxim Sobkh, après l’ouverture de la mission diplomatique ukrainienne à Nouakchott en mai 2024, a exprimé sa volonté de former et de fournir un soutien technique aux forces mauritaniennes, sur la base de son expérience militaire et de terrain acquise pendant sa guerre avec la Russie. À cet égard, certains observateurs pensent que le choix de Nouakchott par Kiev comme point focal de ses activités dans la région du Sahel était le résultat de plusieurs facteurs, notamment la situation stratégique de la Mauritanie et sa relative stabilité par rapport aux pays voisins[3], en plus de l’escalade des tensions entre le gouvernement mauritanien et la junte militaire au Mali, le rapprochement de Nouakchott avec les pays occidentaux et son implication dans des partenariats de sécurité avec les pays de l’OTAN. Les parties régionales accusent la Mauritanie d’être un canal secret pour le transit d’armes ukrainiennes vers les groupes rebelles dans la région africaine du Sahel, mais Nouakchott nie systématiquement ces allégations.
L’activité sécuritaire de Kiev ne se limite pas au Sahel et aux pays d’Afrique du Nord, mais s’étend également au Soudan, dans le cadre de sa campagne élargie visant à frapper et à cibler les intérêts russes dans ce pays. Des rapports publiés début 2024 ont fait état de l’implication de forces spéciales ukrainiennes au Soudan en soutien à l’armée soudanaise dans sa guerre en cours depuis mi-avril 2023 contre les milices des Forces de soutien rapide soutenues par les forces russes du Groupe Wagner. Des clips vidéo ont également montré des frappes aériennes contre des positions des Forces de soutien rapide à l’aide de drones de type ukrainien, ce qui a conduit certains analystes à affirmer que ces opérations étaient menées par les forces spéciales de Kiev.[4].
2- Renforcer la présence diplomatique
Dans le cadre de sa stratégie visant à consolider sa présence en Afrique et à contrer l’expansion russe, le ministère ukrainien des Affaires étrangères a nommé un envoyé spécial pour l’Afrique et le Moyen-Orient au cours du second semestre 2022. Kiev a également renforcé sa présence diplomatique au cours des trois dernières années en doublant le nombre de ses ambassades en Afrique afin de renforcer les canaux de communication avec les dirigeants et les peuples du continent. Kiev a ouvert huit des dix nouvelles ambassades annoncées en 2022, portant le nombre total de missions diplomatiques ukrainiennes en Afrique à 18. Cependant, cette influence diplomatique ukrainienne reste limitée par rapport à celle de Moscou, qui compte environ 40 missions diplomatiques sur le continent et prévoit d’en ouvrir de nouvelles dans un avenir proche.[5]
| Pays hôte | Date d’ouverture de l’ambassade d’Ukraine | Pays hôte | Date d’ouverture de l’ambassade d’Ukraine |
| Rwanda | Décembre 2023 | RDC Congo | Avril 2024 |
| Ghana | Décembre 2023 | Botswana | Avril 2024 |
| Mozambique | Avril 2024 | Tanzanie | Janvier 2025 |
| Côte d’Ivoire | Avril 2024 | Mauritanie | Mai 2024 |
Source : Tableau préparé par le chercheur
Les tentatives de Kiev d’élargir son engagement diplomatique en Afrique se sont également manifestées à travers le mouvement politique entrepris par le président ukrainien Volodymyr Zelensky, à commencer par son discours prononcé devant la Commission de l’Union africaine par visioconférence en juin 2022, moins de quatre mois après l’invasion russe de son pays, suivi de sa visite officielle en Afrique du Sud en avril 2025. Il s’agissait de la première visite d’un président ukrainien à Pretoria, première économie du continent, qui maintient une position neutre sur le conflit russo-ukrainien, malgré ses liens politiques et économiques étroits avec la Russie en tant que partenaire au sein du bloc BRICS. Selon les observateurs, cette visite s’inscrivait dans le contexte de la volonté de Kiev de s’attirer le soutien des pays du Sud et de tenter de contourner l’influence des milieux occidentaux et américains.
Les efforts diplomatiques de Kiev ne se sont pas arrêtés là : le ministre ukrainien des Affaires étrangères a intensifié ses visites dans les capitales africaines depuis l’invasion russe de son pays. Il a effectué cinq tournées dans 13 pays africains. La quatrième, en mai 2024, a concerné trois pays : le Malawi, la Zambie et l’île Maurice. Sa visite dans cette dernière a donné lieu à la signature d’un accord bilatéral d’exemption de visa entre les deux pays. Quant à la cinquième tournée du ministre ukrainien des Affaires étrangères, Andrii Sybiha, au cours de laquelle il s’est rendu en Afrique du Sud fin octobre de la même année. Les efforts diplomatiques de Kiev ont finalement abouti à la signature d’un accord avec le gouvernement somalien visant à établir des relations diplomatiques officielles entre les deux pays, en marge du Forum diplomatique d’Antalya, qui s’est tenu en Turquie en avril dernier.
3 – Programme d’aide alimentaire
L’Ukraine a lancé un programme humanitaire appelé « Grain from Ukraine » dans le cadre de ses efforts pour gagner le soutien des gouvernements africains, suite à la crise alimentaire mondiale causée par les perturbations des chaînes d’approvisionnement en blé et en céréales sur les marchés mondiaux en raison du blocus russe des ports ukrainiens de la mer Noire.
Selon le ministère ukrainien de l’Agriculture, près de 300 000 tonnes d’aide ont été distribuées à certains pays africains en partenariat avec le Programme alimentaire mondial (PAM), grâce à un financement de l’Union européenne et des États-Unis. Selon certaines informations, cette aide a bénéficié à 8 millions de personnes originaires de 12 pays, notamment du Congo, de l’Éthiopie, de la Somalie, du Nigéria, du Kenya et du Soudan. Une grande partie de cette aide a été destinée à Ambra, le plus grand camp de réfugiés d’Afrique de l’Ouest, qui abrite un grand nombre de Maliens fuyant les forces soutenues par la Russie. L’Ukraine a également exporté environ 10 millions de tonnes de céréales vers l’Afrique en 2024, soit le double de ses exportations de céréales de 2023.[6].
Troisièmement : les répercussions de l’incursion ukrainienne sur le système de sécurité et de stabilité africain.
Il ne fait aucun doute que l’incursion de l’Ukraine en Afrique présente à la fois des opportunités et des risques. D’une part, les initiatives ukrainiennes en faveur de l’Afrique, telles que l’initiative « Céréales d’Ukraine », ont contribué à atténuer les effets des pénuries de blé et de céréales auxquelles sont confrontés certains pays africains en raison de la sécheresse et de la guerre en cours en Ukraine. De plus, le soutien technique et militaire fourni par Kiev pourrait renforcer l’expertise des pays africains face aux défis sécuritaires, à l’instar du soutien apporté par l’Ukraine au gouvernement mauritanien.
D’autre part, l’intervention active de l’Ukraine dans certaines régions est accusée de transformer le continent africain en un front de règlement de comptes entre la Russie et l’Ukraine. Cette intervention menace également de complexifier le paysage sécuritaire et politique africain en transformant certains conflits régionaux en guerres par procuration, faisant du rôle ukrainien un facteur menaçant la sécurité et compromettant la stabilité régionale. Cela est particulièrement vrai après que plusieurs rapports ont révélé le soutien des services de sécurité et de renseignement ukrainiens aux parties en conflit au Soudan et en Libye, ainsi que l’implication de Kiev dans le soutien aux séparatistes de l’Azawad et aux groupes armés actifs en Afrique de l’Ouest, comme ce fut le cas lors de l’attaque de Kidal, dans le nord du Mali, qui a incité le gouvernement de ce dernier, ainsi que celui du Niger, à rompre immédiatement leurs relations diplomatiques avec Kiev. Parallèlement, le Sénégal a convoqué l’ambassadeur d’Ukraine après l’attaque contre les forces maliennes. La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a également condamné l’ingérence étrangère dans les conflits régionaux, la considérant comme une dangereuse escalade susceptible de déstabiliser et de créer un état de chaos dans une région déjà fragile sur le plan sécuritaire.
En outre, les activités de renseignement de Kiev et son soutien présumé aux groupes séparatistes armés en matière de sécurité menacent de saper l’unité politique et d’exacerber les divisions politiques entre les pays du continent. En raison des guerres par procuration dans certaines régions, les gouvernements africains subissent une pression croissante de la part de la Russie et des puissances occidentales soutenant l’Ukraine pour qu’ils abandonnent leur neutralité et se rangent du côté d’une partie au conflit. Cela complique la politique étrangère des pays africains et réduit leur marge de manœuvre.
En conclusion
Une incursion ukrainienne non maîtrisée et perçue comme irresponsable sur le continent africain, à l’image de l’opération contre les forces maliennes et les combattants du groupe Wagner en juillet 2024, soutenue ouvertement par Kiev, risque de compromettre la position diplomatique de l’Ukraine. Un tel comportement pourrait inverser l’image que Kiev s’efforce de projeter : celle d’une nation agressée cherchant la solidarité des pays africains dans son conflit avec la Russie. À la place, l’Ukraine pourrait être perçue comme un acteur déstabilisateur, accusé de contribuer à l’insécurité régionale. Cette perception négative serait de nature à affaiblir progressivement le soutien politique dont elle bénéficie auprès de plusieurs États africains, y compris dans des instances multilatérales telles que l’Assemblée générale des Nations Unies.
Notes et marges :
[1]- M. Danang, Alfath Alima Hakim, and Rangga Aria Wijaya, “Shadows Over the Sahara: Examining the Russo-Ukrainian War’s Spillover Effects in Africa”, FPCI Chapter Universitas Indonesia, 11 January 2025, available at: https://n9.cl/ke4s0
[2]-Libya probes reports of Ukrainian drones as Tripoli-Kyiv ties raise regional alarm, The Arab Weekly, 26 August 2025, available at: https://n9.cl/knxl5
“أوكرانيا وإفريقيا: تحرُّك دبلوماسي وأمني في ظل الحرب مع روسيا”، مركز المستقبل للدراسات الإستراتيجية وتقييم المخاطر، 18 يوليو 2025م، متاح على الرابط https://n9.cl/0orx0 [3]
[4 ]Dan Sabbagh, “Ukrainian special forces in Sudan operating against Russian mercenaryes”, The Guardian, 6 February 2024, available at: https://n9.cl/fi8pz
[5 ] Jessica Donati, and Olena Harmash, “Ukraine turns to Africa in its struggle against Russia”, Reuters, 25 June 2025, available at: https://n9.cl/ieyb8
[6 ]Ibid.




