Dans les débuts des années 80, je me souviens avoir lu l’ouvrage Le Canon d’un fusil de la militante communiste Ruth First qui a dédié sa vie à la lutte contre l’Apartheid en Afrique du Sud, son pays natal. Dans son livre, l’écrivaine a finement analysé le phénomène des coups d’Etat militaires qui s’apparentaient aux épidémies propagées dans les années 60 et 70 dans de nombreux pays africains.
C’est en suivant l’évolution des évènements au Burkina Faso où des militaires ont pris le pouvoir et renversé le gouvernement élu du président Roch Marc Christian Kaboré que je m’en suis souvenu.
Les événements commencent par un état de mécontentement populaire face à l’incompétence ou à la corruption du gouvernement. Ensuite, un groupe de soldats agissent comme les protecteurs de la nation, arrêtant le président, le forçant à démissionner, annonçant la dissolution du gouvernement et du parlement, fermant les frontières, suspendant la constitution et s’engageant à revenir à l’ordre constitutionnel dans un délai raisonnable.
Ce stéréotype est tellement récurrent, comme si les putschistes suivaient le même chemin, lisant le même ouvrage de référence. Ce qui rend l’ouvrage de Ruth First soit toujours d’actualité pour comprendre l’implication de l’armée dans la politique africaine.
Tout cela nous amène à soulever de nombreuses questions sur l’évolution des évènements au Burkina Faso et ses répercussions sur la lutte antiterroriste dans la région du Sahel, ainsi que sur le rôle de la France en particulier et de l’Europe en général. Une autre question se pose : pourquoi le phénomène des putschs refait surface au Sahel et en Afrique de l’Ouest?
Le dilemme de Burkina Faso et son triple héritage:
Burkina Faso, la « Terre des Hommes Honorables » en langue locale, a souffert d’un triumvirat du lourd héritage français, de la tyrannie et du chaos des coups d’Etat répétitifs. Le coup d’État du 24 janvier 2022 pourrait être le premier putsch directement lié à la guerre contre Daech (l’État islamique). A ce propos, le président Kaboré a été accusé d’incapacité à affronter les groupes terroristes dans le pays, bien qu’il se soit engagé, lors de sa réélection en novembre 2021, à faire de la lutte anti-terrorisme une priorité absolue.
Il est important de savoir que depuis le début du putsch, avant qu’elle ne se transforme en coup d’État à part entière, les militaires avaient formulé une série de doléances qui peuvent être résumées comme suit : davantage de ressources pour mieux affronter les groupes terroristes, la démission des hauts dirigeants de l’armée ainsi que ceux des services de renseignement et une meilleure prise en charge des blessés et des familles des victimes. Il n’est un secret pour personnes que les conditions misérables que vivent les soldats de l’armée au Burkina Faso sont similaires à celles que vivent leurs congénères au Mali, en guerre sans merci contre les terroristes d’Al Qaïda et de Daech.
Autre aspect qui a nourri l’amertume de l’armée : l’incarcération de certains militaires, à leur tête le lieutenant-colonel Emmanuel Zoungrana, très populaire au sein de l’armée pour son rôle dans la lutte anti-terroriste. Celui-ci est soupçonné de préparer un coup d’Etat.
De plus, la tension est montée d’un cran après le dernier attentat terroriste d’Anata, mi-novembre 2021, au cours duquel 53 gendarmes ont été tués. Cet acte terroriste contre l’armée est considéré comme le plus sanguinaire jusqu’à présent.
Parallèlement à cela et depuis le 22 janvier, des centaines d’individus ont investi les rues de la capitale ainsi que celles d’autres villes, et ce en dépit de l’interdiction des marches. Les manifestants ont dénoncé l’incapacité et l’incompétence du Président à gérer la crise sécuritaire. Lors des marches, plusieurs jeunes, dont des militants, ont été arrêtés.
Dans ce contexte, l’intervention militaire dirigée par Paul-Henri Mandugo semblait logique à la lumière de ces circonstances. Ce dernier, également à la tête du Front national du soutien et de reconstruction comprenant la majorité des divisions de l’armée, annonce le renversement du gouvernement, en dépit des critiques acerbes de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest, qui a toujours condamné les changements anticonstitutionnels.
Historiquement, le Burkina Faso faisait partie de la colonie de Haute-Volta créée par la France en 1919. En 1932, elle a été répartie sur les colonies françaises du Soudan occidental (Mali actuel), du Niger et de la Côte d’Ivoire. En 1947, la France l’a annexé à son territoire de l’Afrique de l’Ouest. En 1958, elle obtient son autonomie, et, deux ans plus tard, elle a déclaré son indépendance sous le nom de la République indépendante de la Haute-Volta.
La période postindépendance du Burkina Faso a été caractérisée par l’instabilité politique. C’est-à-dire, des coups d’Etat et des tentatives de prise de pouvoir. Après la première expérience présidentielle de Maurice Yaméogo (1960-1966), le pays a connu des gouvernements militaires dirigés par Sangoulé Lamizana (1966-1980), Saye Zerbo (1980-1982) et Jean-Baptiste Ouédraogo (1982-1983). En 1983, Thomas Sankara mène lui aussi un coup d’Etat et instaure un régime marxiste-léniniste. Il change le nom du pays, le drapeau et l’hymne national.
Après quatre ans de gouvernance civile, Thomas Sankara a subi, lui aussi, un putsch, mené par son compagnon d’armes Blaise Compaoré. Ce dernier a pu se maintenir au pouvoir durant 27 ans. En 1991, Compaoré a promulgué une nouvelle Constitution permettant le multipartisme. Mais cela n’a pas empêché sa réélection.
A noter que le gouvernement de Compaoré a fait face à mouvements de contestation. Il a été accusé de fraude électorale et de violation des droits de l’Homme. En 2014, le dictateur tente un autre amendement de la Constitution pour se maintenir au pouvoir, mais cette tentative se termine par un soulèvement populaire qui met fin à son dictat en octobre de la même année.
Après avoir fui le pays, Compaoré est remplacé par le colonel Yacouba Isaac Zida. Ce dernier s’entretient avec les leaders de l’opposition pour tenter une transition démocratique, mais il ne tarde pas à être renversé par une faction de l’armée en 2015. Après cet énième coup d’Etat, la communauté internationale exerce une pression et exige la mise en place d’un gouvernement civil. Dans la même année, Christian Kaboré est élu président.
L’ère des putschs est-elle vraiment de retour?
Depuis le renversement du régime d’Omar El Bachir au Soudan en 2019, deux coups d’Etat ont été enregistrés au Mali, un au Tchad et un autre en Guinée. Le Soudan a connu même un second putsch en octobre 2021. Sommes-nous face à une épidémie de putschs dont les symptômes sont les mêmes pour tous les putschistes ?
La Déclaration de Lomé de 2000 et la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance de 2007 définissent les aspects du changement anticonstitutionnel de gouvernement. Ces aspects comprennent : (1) Tout coup d’État militaire contre un gouvernement démocratiquement élu. (2) Des mercenaires sont intervenus pour renverser un gouvernement démocratiquement élu. (3) Remplacer un gouvernement démocratiquement élu par des groupes armés dissidents et des mouvements rebelles. (4) Le refus du gouvernement sortant de quitter le pouvoir après sa défaite lors d’élections libres, justes et régulières.
Il est clair que l’esprit de la Charte de Lomé vise à protéger l’autorité des institutions politiques civiles des dangers d’une intervention militaire. Néanmoins, le débat africain sur la démocratie a commencé à dépasser la question de la formalité des élections pour se concentrer sur les questions de légitimité, de performance et de responsabilité dans la gouvernance politique et économique.
Les expériences des pays susmentionnés confirment que le mécontentement social, qui s’est largement exprimé par la protestation, s’est heurté à des degrés divers de répression et de violence afin de renforcer et de défendre le statu quo.
En ce qui concerne les principaux problèmes de gouvernance, les organisations régionales préfèrent généralement garder le silence, et ce en dépit du développement de la gouvernance africaine en 2011. La Charte africaine des valeurs et principes de la décentralisation, de la gouvernance locale et du développement local, élaborée en 2014, n’a été signée que par dix-sept États et n’a été ratifiée que par six. Cette attitude prouve que les principes prônés, tels que la réactivité, la transparence et la responsabilité civile, restent lettre morte.
Un autre problème connexe est que les changements anticonstitutionnels de gouvernement sont largement imputables aux lacunes du système au pouvoir, telles que la soif de pouvoir, la mauvaise gestion des différences sociales, l’incapacité à saisir les opportunités, la marginalisation, les violations des droits de l’homme, la réticence à accepter la défaite électorale et la manipulation, la révision des Constitutions par des moyens anticonstitutionnels pour servir des intérêts étroits et la corruption. Tous ces éléments sont des facteurs majeurs qui contribuent aux changements anticonstitutionnels de gouvernement et aux soulèvements populaires.
Se focalisant sur les changements anticonstitutionnels des gouvernements reflète des approches simplistes de la crise de gouvernance en Afrique. Par conséquent, les appels urgents des acteurs internationaux et régionaux en faveur d’élections multipartites pour rétablir l’ordre constitutionnel sont remis en question, en particulier lorsque les constitutions ou les systèmes de vote font partie du problème plutôt que de la solution.
Sans aucun doute, les crises politiques reflétées dans les expériences du Mali, de la Guinée, du Soudan, du Tchad et enfin du Burkina Faso, représentent une opportunité de revoir les outils africains de prévention des conflits, notamment en ce qui concerne les questions de gouvernance. Plutôt que de se concentrer sur les élections et les changements anticonstitutionnels de gouvernement, une plus grande attention devrait être accordée à d’autres dimensions telles que le dialogue sociétal et la gestion consensuelle des crises.
Par ailleurs, les derniers coups d’État ne sont peut-être pas contagieux, dans le sens où les putschistes apprennent des tactiques les uns des autres. Mais les récents succès ont peut-être appris une leçon aux putschistes : il est peu probable que la communauté internationale condamne leurs actions de manière significative. Elle s’arrêtera aux condamnations et éventuellement aux sanctions ; Mais dans le système international qui connaît une seconde guerre froide, ils trouveront le soutien et la protection de certaines des puissances internationales émergentes.
En guise d’exemple, bien que le président Biden ait organisé un « sommet sur la démocratie » en décembre 2021, condamner le coup d’État pourrait sembler une question très compliquée, comme cela s’est produit dans le cas du coup d’État au Soudan en octobre 2021. De plus, l’article 508 de la loi sur l’assistance étrangère stipule que les États-Unis sont tenus de suspendre leur aide aux pays subissant un coup d’État militaire.
L’explication de la réticence américaine à utiliser la description du coup d’État est peut-être la crainte que ces pays se tournent vers des concurrents internationaux tels que la Russie et la Chine. ar, les deux adversaires pourraient utiliser le droit du Véto et entraver la décision du Conseil de sécurité de l’ONU.
Les conséquences de l’après-putsch au Burkina Faso:
Le coup d’Etat au Burkina Faso met la lumière sur les conséquences politiques de la montée es rébellions armées croissantes dans la région du Sahel en Afrique de l’Ouest.
Les groupes violents contrôlent de vastes étendues de territoire burkinabé, malien et nigérien. De même, l’insurrection violente des terroristes a épuisé les ressources nationales. Le Burkina Faso, un pays producteur d’or, assiste aujourd’hui à l’augmentation de la pauvreté à cause du conflit armé et de la sécheresse.
Les attaques terroristes ont fait fuir les agriculteurs, cédant leurs terres, ainsi que le contrôle des mines d’or – gérés d’une façon illégale –, aux groupes rebelles qui s’en prennent également aux intérêts des pays Occidentaux et ceux des grandes sociétés sidérurgiques. Les spécialistes des questions sécuritaires affirment que la présence des groupes armés déstabilise davantage la sécurité en Afrique de l’Ouest.
Les conséquences du coup d’Etat au Burkina Faso sur l’intervention française risquent d’être multidimensionnelles. Le putsch est un réel danger pour l’opération Barkhane menée au Sahel, mais pas seulement : toute participation militaire européenne dans la région risque de recevoir un coup mortel.
Pratiquement, la présence militaire au Burkina Faso s’est réduite à un certain nombre de forces spéciales – environ 350 soldats. Celle-ci, très secrète, chasse les chefs des groupes terroristes. Citons, à titre d’exemple, la libération des deux otages français par les Commandos dans le sud de Burkina Faso, le 19 mai 2019.
Ces forces spéciales peuvent également participer à certaines opérations liées à la politique intérieure. En 2014, les soldats français ont réussi à faire fuir clandestinement le président burkinabé déchu, Balaise Compaoré, et l’ont conduit en lieu sûr en Côte d’Ivoire.
On note que durant la crise actuelle, ces forces se sont abstenues d’intervenir pour protéger le président Kaboré dans une situation déjà très sensible, peut-être que Paris n’avait aucun intérêt, et n’acceptera peut-être plus de jouer le rôle du gendarme de l’Afrique, comme cela le montre bien dans le livre « Le Temps des Panthères » écrit par le Colonel Michel Goya., qui a été publié cette année (2022).
En revanche, ces forces spéciales peuvent être déployées en cas de menace contre les Européens ; Ce qui est peu probable à l’heure actuelle. La crise au Burkina Faso pourrait être, avant tout, un problème logistique pour l’armée française. Tandis que les convois de ravitaillement en provenance de la base de Gao au nord du Mali, et de Ménaka près de la frontière avec le Niger passent par le Burkina Faso. La France s’engage donc à ne pas montrer d’hostilité au pouvoir en place à Ouagadougou.
Il est probable que le coup d’État au Burkina Faso risque d’affaiblir la force européenne «Takuba» dont la tâche, en théorie, est de reprendre les tâches de l’opération Barkhane. Aujourd’hui, la force est composée de 800 soldats de 14 pays européens, mais la moitié d’entre eux sont français, et elle apparaît dans une situation très fragile et incertaine.
L’instabilité politique au Mali et l’arrivée des Russes dans ce pays ont en effet poussé l’État suédois à annoncer, le 14 janvier 2022, la fin de leur participation cette année. Cela signifie le retrait de 150 forces spéciales. Les Européens semblent vouloir participer au moindre coût possible et sans perte de vie. De plus, la crise ukrainienne leur apparaît comme une menace beaucoup plus immédiate et grave que ce qui se passe au Sahel.
Au final, le coup d’État du Burkina Faso affirme la gravité de la situation sécuritaire dans la région du Sahel africain, qui représente un complexe sécuritaire très complexe et entrelacé.
Les longues années d’une gouvernance inefficace, de corruption et d’autoritarisme ont conduit à la pauvreté et à l’aggravation des problèmes sociaux. La mauvaise gestion a sapé la légitimité des gouvernements et encouragé l’émergence des groupes terroristes. Les tenants du pouvoir ont souvent abusé de la force contre les populations, chose qui a provoqué de la frustration populaire et engendré des mouvements de rébellion armés.
Il y a probablement lieu d’adopter d’autres approches plus efficaces, des approches qui, en premier, prennent en compte la notion de sécurité humaine. Donner la priorité aux peuples, plutôt que de se focaliser sur les Etats, les régimes et les dictateurs… c’est là le vrai défi !
Le texte a été traduit de l’arabe par Leila Zaimi




