L’histoire politique ivoirienne semble ne jamais pouvoir se détacher de ses anciens protagonistes. Treize ans après son éviction du pouvoir, l’ex-président Laurent Gbagbo refait surface, cette fois non pas comme candidat — puisqu’il en est légalement empêché, mais comme figure mobilisatrice d’un mécontentement populaire grandissant.
À travers sa campagne intitulée « Assez, c’est assez », il tente de transformer son exclusion électorale en levier de pression sociale et politique. Ce mouvement, selon ses déclarations, vise à donner la parole aux « opprimés » et à rassembler tous ceux qui souffrent du coût de la vie élevé, de la pauvreté persistante et de la crise de représentativité.
L’objectif de cette tribune est double: d’abord, analyser le rôle que cherche à jouer Laurent Gbagbo dans un processus électoral dont il est juridiquement exclu ; ensuite, interroger les implications plus larges de cette dynamique sur la santé démocratique de la Côte d’Ivoire, notamment dans un contexte de filtrage politique où des candidats tels que Tidjane Thiam sont également écartés.
Deux points principaux méritent notre attention: le repositionnement stratégique de Gbagbo en dehors du jeu électoral classique, et le rétrécissement inquiétant de l’espace politique en Côte d’Ivoire.
Gbagbo sans les urnes: Stratégie d’un Retour par la Rue
Depuis sa radiation de la liste électorale en raison d’une condamnation à 20 ans de prison pour les événements post-électoraux de 2010-2011, Laurent Gbagbo n’a jamais caché son désir de revenir au pouvoir. Son incapacité à se présenter ne l’empêche cependant pas de peser sur la vie politique nationale. En lançant une campagne qui cible explicitement les populations marginalisées, les classes populaires frappées par la cherté de la vie, et les frustrés du système actuel, Gbagbo tente un repositionnement comme porte-voix des laissés-pour-compte.
Cette stratégie n’est pas nouvelle, mais elle est significative. Elle rappelle les mouvements populistes classiques, où l’ancien pouvoir mobilise les souffrances sociales pour regagner une centralité politique. En se posant comme l’artisan d’un changement par le bas, Gbagbo redevient un acteur central, non pas par les institutions mais par la rue. C’est aussi une manière pour lui de court-circuiter la légalité formelle pour retrouver une légitimité populaire.
Il faut toutefois noter que cette démarche s’inscrit dans une logique de contournement des institutions, et peut apparaître comme un aveu d’impuissance démocratique. Elle reflète également un malaise profond : le sentiment que l’exclusion judiciaire n’est pas uniquement de nature pénale, mais aussi politique. En effet, Gbagbo reste une figure clivante, mais mobilisatrice, notamment dans les régions sud et ouest du pays.
Enfin, la campagne « Assez, c’est assez » permet aussi à son parti, le Parti des Peuples Africains (PPA-CI), de structurer une opposition plus offensive face à un pouvoir qui semble vouloir prolonger son règne, alors même que la Constitution reste silencieuse quant à une éventuelle limitation effective des mandats présidentiels. En somme, Gbagbo, sans être candidat, veut peser comme faiseur de rois… ou de troubles.
État de droit ou sélection politique? L’espace démocratique en danger
Le cas de Laurent Gbagbo n’est pas isolé. La récente radiation de Tidjane Thiam de la liste électorale — au motif d’avoir perdu sa nationalité ivoirienne lors de son enregistrement comme électeur — soulève des inquiétudes similaires. Si la loi interdit la double nationalité pour les candidats à la présidence, l’interprétation juridique rigide ayant conduit à cette exclusion définitive, sans appel possible, soulève des interrogations sur l’usage politique du droit.
Thiam, ancien patron du Crédit Suisse, était perçu comme un challenger sérieux, capable de redonner un souffle technocratique à la vie politique ivoirienne. Sa disqualification alimente l’idée selon laquelle le pouvoir en place filtre ses opposants non pas dans l’arène électorale, mais bien en amont, par des procédures administratives et juridiques. Ce mode opératoire, s’il se banalise, constitue une atteinte grave à l’équité électorale.
Il est également révélateur d’un système verrouillé où la compétition politique se réduit à un cercle restreint de figures tolérées. Cela mine la confiance des citoyens dans les institutions démocratiques, et ouvre la voie à des expressions contestataires, parfois violentes. Or, la Côte d’Ivoire, toujours marquée par les cicatrices de 2010-2011, ne peut se permettre une nouvelle crise post-électorale.
Ce rétrécissement de l’espace politique, visible à travers l’exclusion des figures historiques (Gbagbo) comme des outsiders réformateurs (Thiam), dessine une démocratie à géométrie variable. Il révèle aussi une tension latente entre croissance économique et inclusion politique : un pays peut croître sans nécessairement se démocratiser.
Conclusion
La scène politique ivoirienne entre dans une phase critique. À l’approche de la présidentielle, les signes d’un étouffement démocratique se multiplient : exclusions ciblées, manœuvres juridiques, incertitude sur la candidature du président sortant, et montée des discours contestataires. Dans ce climat, le retour de Gbagbo comme agitateur politique, bien que symbolique, n’est pas anodin. Il montre que la bataille pour le pouvoir ne se joue pas uniquement dans les urnes, mais aussi dans la rue, dans les discours, et dans la capacité à incarner une alternative, même indirecte.
Plus largement, le cas ivoirien interpelle sur l’état de la démocratie en Afrique de l’Ouest francophone, où l’usage du droit à des fins politiques devient une tentation récurrente. À défaut d’institutions fortes et équitables, les exclusions judiciaires deviennent des armes, et la parole contestataire reprend du terrain. Le prochain scrutin sera donc un test, non seulement pour le pouvoir en place, mais aussi pour la maturité politique du pays tout entier.