La Cour pénale spéciale ouvre son premier procès le 19 avril. Mais cette juridiction mixte de Centrafrique, composée de magistrats nationaux et internationaux, traverse une grave crise de confiance. Cinq ans après l’arrivée du procureur spécial à Bangui en 2017, et cinq mois après une humiliation dans l’affaire Hassan Bouba, l’indépendance du tribunal est remise en question ainsi que sa raison d’être.
Il a fallu près de sept ans pour que la Cour pénale spéciale (CPS) – créée par une loi de 2015 pour juger les crimes de droit international et les violations graves des droits humains perpétrées depuis 2003 en République centrafricaine (RCA) – annonce son premier procès.
A partir du 19 avril, trois accusés du groupe armé 3R (Retour, Réclamation et Réhabilitation) seront jugés devant ce tribunal mixte siégeant à Bangui pour des faits commis en mai 2019 à Lemouna et Koundjili, dans le nord-ouest du pays, dont « des meurtres et d’autres actes inhumains constituant des crimes contre l’humanité », selon le communiqué du tribunal.
Ce premier procès intervient cinq mois après l’épisode humiliant de l’arrestation et de la libération d’Hassan Bouba, actuel ministre de l’Elevage. Ancien numéro deux du groupe rebelle de l’Union pour la paix en République centrafricaine (UPC), Bouba serait responsable – selon une enquête de l’ONG de suivi de l’argent alimentée par le conflit The Sentry – de l’attaque de novembre 2018 contre un Camp de personnes déplacées à Alindao, à 500 km à l’est de Bangui, qui a entraîné la mort d’au moins 112 villageois, dont 19 enfants.
L’affaire Bouba
En 2017, Bouba avait rejoint le gouvernement en tant que conseiller spécial du président centrafricain Faustin-Archange Touadéra. Plus tard, il serait devenu « l’interface entre la direction de l’UPC et la diplomatie de Bangui », selon Nathalia Dukhan, enquêtrice et analyste chez The Sentry. Arrêté le 19 novembre par le CPS pour plusieurs chefs d’inculpation, dont crimes contre l’humanité pour « meurtre, actes inhumains » et « traitements cruels comme la torture », Bouba a d’abord été conduit par les forces spéciales centrafricaines au Camp de Roux, la prison centrale de Bangui. .
Mais quelques jours plus tard, il y a eu un coup du sort : Bouba a été exfiltré de la prison dans laquelle il attendait son audition, et ramené « par la garde présidentielle » à son domicile du quartier PK5, selon plusieurs témoins oculaires.
« L’unité chargée de l’extraire [pour le conduire au tribunal] a été empêchée d’accéder à son lieu de détention », a indiqué le CPS dans un communiqué. Dans un contexte d’indignation générale de la société civile, le ministre de l’Elevage et de la Santé animale a même reçu, quelques jours plus tard, l’Ordre du Mérite des mains du Président de la République. Puis il a repris son travail au Ministère… situé à quelques centaines de mètres du siège du CPS.
« La Cour est instrumentalisée »
Interrogé par Justice Info, Jean-Bruno Malaka, porte-parole du Tribunal spécial, a déclaré que l’affaire Bouba « a démontré à tous ce dont le CPS est capable et lui a permis d’enregistrer plus de 261 plaintes, dont 107 en 2021 ».
Mais cette arrestation a surtout révélé les dysfonctionnements de la Cour. « Je n’ai pas connaissance de ce type d’ingérence dans la justice dans d’autres contextes », déclare Patryk Labuda, professeur adjoint de droit pénal international à l’université d’Amsterdam. « La Cour est instrumentalisée, et les actions du gouvernement montrent qu’il ne trouve pas toujours souhaitable la présence de la Cour, qui est censée être indépendante », dit-il.
Les arrestations « dépendent du bon vouloir de l’Etat », a confirmé une source proche du CPS, qui a indiqué qu’un juge national et des policiers militaires chargés des arrestations « ont reçu des menaces du gouvernement ». A ce manque d’indépendance vis-à-vis de l’Etat s’ajoutent des problèmes au sein de la Cour. « La relation entre nationaux et internationaux est difficile à établir. De plus, les juges centrafricains subissent des pressions de la part du gouvernement », a déclaré une source proche de l’institution à Bangui qui préfère garder l’anonymat.
Manque de transparence
Il a également fallu de nombreuses années au CPS pour réunir ses juges. Le 2 février, les deux derniers juges de la chambre d’appel, le Français Olivier Beauvallet et l’Allemand Volker Nerlich, ont prêté serment à Bangui. « La mise en place de cette juridiction suit une certaine procédure, nous n’avons pas eu tous les moyens depuis sa création, il a fallu du temps pour recruter des juges internationaux », explique le porte-parole du CPS.
Les absences notables du procureur spécial Toussaint Muntazini, procureur principal en République démocratique du Congo (RDC), ont ajouté à la faiblesse du CPS. « Le procureur a des soucis de santé et est rarement présent, ce qui entrave les enquêtes et les poursuites », a déclaré une source anonyme proche du CPS. « Le procureur est en congé », a tenté de rassurer le porte-parole.
Le CPS est aussi souvent critiqué pour son manque de transparence. En décembre 2021, Amnesty International a dénoncé le « manque de transparence » du tribunal et a déclaré qu’il restait « très difficile, voire impossible, de trouver des informations sur l’état des procédures en cours ». Les détentions provisoires en sont un exemple sensible.
La cour refuse de divulguer l’identité de ses détenus, une situation inédite dans la justice internationale. Le porte-parole du CPS assure qu’il y a actuellement « 14 personnes en détention provisoire » et que « neuf détenus ont été libérés pour avoir atteint le délai réglementaire et raisonnable de leur détention », qui est d’un an.
« Les enquêtes préalables au procès sont couvertes par le secret », précise le président du CPS, Michel Landry Louanga. « Nous sommes dans une situation de crise, de conflit, nous avons des victimes et des témoins qu’il faut protéger. Rendre publiques les enquêtes met la vie de ces personnes en danger. En République centrafricaine, les principaux auteurs de crimes sont toujours là, dans la société », a-t-il déclaré dans un entretien à Justice Info.
Tensions budgétaires
La Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation en République centrafricaine (Minusca) fait partie des principaux bailleurs de fonds de la CPS, aux côtés de l’Union européenne, des États-Unis, du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et des Pays-Bas.
« Malgré l’importance de son mandat, la Cour pénale spéciale dispose d’un budget relativement réduit par rapport à d’autres institutions judiciaires hybrides qui jugent les crimes internationaux », a averti l’ONG Human Rights Watch dans un article du 12 avril, notant que « la situation financière du CPS est complexe et reflète les difficultés croissantes auxquelles les efforts de justice pour les crimes graves dans différents pays ont été confrontés ces dernières années lorsqu’il s’agit de trouver des ressources de fonctionnement adéquates ».
«Si l’Union européenne ne renouvelle pas son financement pour l’année à venir, le CPS mourra », a déclaré une source onusienne, qui a préféré garder l’anonymat, début 2022. « La Cour a besoin d’environ 12 millions de dollars par an pour fonctionner mais nous n’arrivent qu’à mobiliser 6 à 8 millions auprès de donateurs épars », explique cette même source.
La République centrafricaine, dévastée depuis 2013 par la guerre civile, vit toujours un conflit larvé où il n’y a ni gagnants ni perdants. « Malgré la guerre, nos enquêteurs se sont infiltrés dans ces milieux [de guerre] pour pouvoir faire avancer la procédure et c’est un exploit », rassure le président de la Cour. « Habituellement, les gens travaillent dans des contextes post-conflit où les auteurs de ces crimes sont en position de faiblesse, mais c’est différent. »
LES TROIS ACCUSÉS DU PREMIER PROCÈS DEVANT LE CPS
Issa Sallet Adoum alias Bozizé, Yaouba Ousman et Mahamat Tahir appartiennent au groupe rebelle 3R (Return, Reclamation and Rehabilitation), l’un des groupes armés les plus puissants se présentant comme une milice populaire d’autodéfense. Avant la contre-offensive gouvernementale soutenue par les troupes russes en décembre 2020, ce groupe avait étendu son emprise sur tout le nord-ouest de la RCA, empochant d’importants revenus de la transhumance. En 2019, juste après les attaques dans les localités de Lemouna et Koundjili, où les 3R sont accusés d’avoir massacré des civils, le chef de cette milice, Sidiki Abass, avait remis aux autorités centrafricaines et à l’ONU ces trois hommes.
Ils sont désormais jugés devant la Cour pénale spéciale pour meurtre et autres actes inhumains constitutifs de crimes contre l’humanité, et pour meurtre, torture et autres atteintes à la dignité de la personne, y compris traitements humiliants et dégradants, constitutifs de crimes de guerre. L’accusé Bozizé, qui était l’un des chefs militaires du groupe, est également accusé de viols commis par ses subordonnés dans la commune de Koundjili.
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