L’invasion de l’Ukraine par la Russie ne semble être pas une priorité dans l’agenda politique africain. Depuis le début de la guerre, les pays africains n’ont pas manifesté un « réel intérêt » pour ce qui se passe dans ce pays, à vue de nez, lointain. Ils se montrent plutôt très prudents dans leurs positions : rareté ou absence de condamnations fortes, communiqué tardif de l’UA…
Le silence des Etats africains est dû, selon certains observateurs et politologues, à plusieurs raisons, notamment la tradition de non-alignement de l’Afrique. Les Africains ont opté garder une certaine distance car ils sont, eux aussi, occupés à régler leurs problèmes intérieurs (terrorisme, instabilité politique, coups d’Etat militaires…). Rappelons, dans ce contexte, que, lors du vote à l’Assemblée générale de l’ONU, 17 pays africains se sont abstenus dont l’Algérie et l’Afrique du sud, tandis que d’autres, à l’instar du Maroc, ont refusé de participer au vote. Quant à l’Erythrée, elle a ouvertement soutenu la Russie. Or, la position des pays africains n’empêchera pas le continent de subir les conséquences de la guerre…
La situation en Afrique pourrait se détériorer davantage
L’Afrique fait partie de l’équation. Elle est bel est bien concernée par ce qui se passe dans le monde. « Le conflit russo-ukrainien va être ressenti à plusieurs niveaux en Afrique », affirme, en effet, Akram Kharief, journaliste spécialisé dans les questions sécuritaires.
Comment ? Sur le plan sécuritaire, la guerre en Ukraine freinera à coup sûr la lutte anti-terrorisme menée par les grandes puissances en Afrique. « Les forces étrangères des deux camps (Françaises, Russes et Américains), qui se trouvent en Afrique dans le cadre de la lutte antiterroriste risquent, sinon de s’embrouiller, du moins de ne plus s’entendre, ce qui va envenimer davantage la situation dans plusieurs pays déjà instables, à l’instar du Mali, du Centre d’Afrique, du Mozambique et du Soudan », explique notre interlocuteur.
Quant au marché des armes, il connaîtra certainement des perturbations, et ce au moins jusqu’à ce que les sanctions – déjà prononcées ou à venir – donnent les résultats escomptés.
«Les approvisionnements en armes de certains pays africains, comme l’Algérie, l’Egypte, l’Angola et l’Ethiopie connaîtront des perturbations», a encore affirmé M. Kharief.
Sur le plan économique, le marché mondial enregistre des records des prix de l’énergie, et ce depuis le début de la guerre. « Les pays africains dépendant des énergies fossiles et de leurs importations vont payer le prix fort », explique-t-il. A cela s’ajoute le fait que les produits alimentaires deviendront de plus en plus rares, ce qui provoquera une cherté rarement égalée. M. Kharief en veut pour preuve les céréales dont les prix commencent déjà à s’envoler.
Mais tout n’est pas noir pour le continent africain. La guerre en Ukraine pourrait représenter une opportunité pour certains pays africains afin d’attirer plus d’investissements étrangers. A la lumière des sanctions économiques contre la Russie, la République démocratique du Congo pourrait, en guise d’exemple, augmenter sa part des importations de ressources minières », précise M. Kharief. Et d’ajouter : « la Russie, qui accapare une grande partie des ressources minières mondiales, perdra des parts importantes du marché ce qui permettra aux pays africains d’attirer plus d’investisseurs. »
Il est important de savoir que la Russie n’est pas un grand partenaire économique pour le continent. Les transactions économiques représentent à peine 20 milliards de dollars par an.
L’UA est-elle en mesure de jouer le rôle de médiateur dans la crise?
La mission pour l’UA semble très difficile, voire impossible. La diplomatie africaine des années 70 n’est plus celle d’aujourd’hui. Selon l’analyste politique Arezki Ighemat, « depuis la disparition du Mouvement des non-alignés et du Groupe des 77, le continent africain n’est plus en mesure de jouer le rôle qu’il jouait dans les années dorées du Mouvement (1970-80) ». Rappelant les moments historiques du Mouvement des non-alignés à l’ONU, M. Ighemat ajoute : « Les Algériens, et les Africains en général, se souviennent très bien de l’année 1974 lorsque le défunt président algérien Houari Boumediene, alors président du Mouvement des Non-alignés, avait osé soulever la question du prix des matières premières à la 6ème Assemblée générale de l’ONU du 2 mai 1974 et demandé l’établissement d’un Nouvel ordre économique international ». « Ce moment de gloire pour le Tiers-monde et l’Afrique en particulier est malheureusement terminé. En effet, les Nkrumah, les Boumediene, les Nyerere, les Senghor, les Nasser et les Mandela, qui avaient secoué le cocotier colonial, n’ont malheureusement pas laissé d’héritiers dignes de leur charisme et de leur nationalisme », regrette notre interlocuteur.
Les Africains victimes du racisme
Dès lors, il n’est pas étonnant que l’impact de la guerre se fasse déjà ressentir par les Africains. En seulement quelques jours après le début du conflit, plus exactement, à la frontière entre l’Ukraine et la Pologne, des milliers de ressortissants d’origine africaine, fuyant la guerre, se trouvent bloqués, empêchés de passer la frontière. Ils ne sont pas les bienvenus en Europe.
Face à ces actes de racisme déclaré, plusieurs voix se sont élevées en Afrique appelant les gouvernements à aller chercher les ressortissants africains qui se trouvent en danger de mort.
Entretien
Arezki Ighemat:* «La guerre en Ukraine fragilisera davantage l’Afrique»
La guerre en Ukraine, ses conséquences immédiates et à venir, ses retombées sur le continent africain… Arezki Ighemat, économiste et auteur de plusieurs ouvrages et analyses politiques, a bien voulu partager avec nous ses lectures, ses analyses et ses craintes quant à un conflit qui en dit long sur un monde en pleine mutation.
Qiraat Africa : Les pays africains ne semblent pas définitivement fixés quant à la guerre en Ukraine (communiqué tardif de l’Union africaine, absence de condamnations fermes, ambigüité des discours…). Comment expliquez-vous cette position qui, le moins que l’on puisse dire, laisse perplexe?
Arezki Ighemat : Effectivement, les pays africains ne semblent pas clairement décidés quant à la position à adopter concernant le conflit russo-ukrainien, et ce pour plusieurs raisons :
- les pays africains sont encore, pour beaucoup d’entre eux, sous l’influence idéologique de l’ex-URSS. Rappelons qu’avant leurs indépendances, les pays africains avaient le support politique, militaire et diplomatique de l’ex-URSS. Pour cette raison, entre autres, après leurs indépendances dans les années 1950-60, les pays africains avaient adopté le système socialiste selon le modèle soviétique.
- L’ex-URSS avait aussi aidé les pays africains à constituer leurs armées, à la fois en envoyant des experts militaires former leur personnel militaire et en accueillant leurs étudiants dans les écoles militaires russes.
- L’ex-URSS, aujourd’hui la Fédération Russe, a également été un des plus grands exportateurs d’équipements et d’armements militaires aux pays africains.
- Sur le plan économique, les pays africains dépendent de la Russie pour ce qui est des produits agricoles de base (notamment le blé, l’orge, l’huiles, le soja) et de l’énergie (pétrole et gaz naturel). Pour toutes ces raisons, les pays africains sont encore largement dépendants de la Russie et n’ont donc pas les mains libres pour se prononcer sur ce conflit qui implique la Russie et une de ses anciennes sœurs, l’Ukraine. A ces raisons, il faut ajouter que l’Afrique a toujours été divisée (Afrique sub-saharienne, Afrique du Nord, Afrique de l’Est, Afrique de l’Ouest ; Afrique francophone, Afrique anglophone) et n’a jamais pu, ou très rarement, pu parler d’une seule voix des problèmes économiques et les conflits débattus aux Nations-Unies. Tout cela qui explique les positions divergentes des pays africains sur le conflit russo-ukrainien.
L’Afrique n’a effectivement pas parlé d’une seule voix à l’ONU : 17 pays se sont abstenus lors du vote à l’Assemblée générale de l’ONU, dont l’Algérie et l’Afrique du Sud, d’autres, à l’instar du Maroc, ont refusé de participer au vote, tandis qu’un seul pays a soutenu l’invasion russe. Sommes-nous face à la perpétuation de la tradition du non-alignement ?
Les pays africains qui se sont abstenus ou qui ont refusé de voter, ou encore qui se sont prononcés pour la Résolution de l’ONU sur le conflit russo-ukrainien ne l’ont pas fait parce qu’ils appartiennent au Mouvement des Non-Alignés (MNA), mais parce que, au contraire, et pour les raisons que nous avons évoquées précédemment, ils se sont « alignés » sur la Russie comme ils l’étaient autrefois sur l’ex-URSS. Le Non-alignement, et son compagnon de lutte, le « Groupe des 77 », en tant que mouvements et forces revendiquant l’indépendance idéologique et politique de ce qui était autrefois appelé « Tiers-Monde », n’existent plus dans les faits. Ils sont morts précisément avec la disparition de l’URSS en tant que seconde superpuissance.
Dans son communiqué, l’Union africaine a souligné sa crainte des conséquences de l’invasion russe en Ukraine. Quels sont les dangers qui pèsent sur l’Afrique ?
Comme nous l’avons évoqué ci-dessus, les conséquences du conflit russo-Ukrainien sont multiples.
- Conséquences économiques : des famines peuvent se déclarer dans certains pays africains, notamment ceux qui dépendent du blé et autres produits de base russes ou ukrainiens ; des émeutes peuvent aussi se produire en raison de l’augmentation substantielle des prix de ces produits et de l’énergie suite au conflit. Le résultat est que la pauvreté – déjà très répandue en Afrique – a beaucoup de chances de toucher un plus grand nombre d’Africains.
- Conséquences sur les relations militaires : le conflit russo-ukrainien aura aussi pour effet l’arrêt des exportations d’équipements et armements militaires vers l’Afrique, ainsi que l’arrêt de la formation de son personnel militaire, qu’elle ait lieu en Afrique ou dans l’un des deux pays belligérants.
- Conséquences sur les étudiants africains qui poursuivent leurs études dans les deux pays dont on ne sait pas grand-chose pour le moment.
Il est clair que c’est sur le plan économique et financier que l’Afrique – déjà très fragile – sera le plus atteinte. Pourriez-vous nous en dire davantage ?
Nous avons déjà parlé des conséquences économiques du conflit sur la sécurité alimentaire et énergétique des pays africains. Sur le plan financier, en particulier, l’inflation qui résulte de l’augmentation des prix des produits alimentaires et de l’énergie va toucher directement les budgets de consommation des ménages africains.
Par ailleurs, en raison des sanctions que l’Europe et l’Amérique du Nord a imposées sur elle, la Russie risque aussi d’être obligée d’arrêter sa politique d’aide financière aux pays africains les plus pauvres, notamment sa politique de rééchelonnement ou d’effacement de la dette des pays africains les plus pauvres, politique qui est très appréciée en Afrique. Les sanctions imposées par les pays de la coalition occidentale sur le système bancaire russe ne manqueront pas d’avoir des répercussions sur les banques africaines et, par ricochet, sur les prêts accordés aux citoyens africains.
Ainsi que vous l’avez suggéré, le continent africain, qui est déjà très fragile, sera encore plus fragilisé si le conflit tarde à être résolu.
La Russie n’est pas un grand partenaire pour le continent africain. Selon les statistiques, « les transactions économiques représentent à peine 20 milliards de dollars par an ». N’est-ce pas qu’une Russie forte ou vulnérable ne changera pas grand-chose à l’avenir du continent ?
Même si au plan global, la Russie n’est pas un partenaire économique important des pays africains, notamment en comparaison de l’Europe, de l’Amérique du Nord et de la Chine, ils demeurent, comme nous l’avons déjà mentionné, dépendants de la Russie pour les produits agricoles de base et l’énergie, qui grèvent une bonne partie de leurs budgets de consommation et d’équipement.
Les ruptures dans les exportations russes et ukrainiennes de produits agricoles et énergétiques ainsi que les augmentations de leurs prix seront sans aucun doute ressenties par un grand nombre de pays africains, et, davantage encore, par ceux qui ne sont pas producteurs de ces produits. En conséquence, la réponse à votre question est : oui, une Russie forte ou vulnérable changera beaucoup à l’avenir du continent.
Revenons un peu à l’Union africaine. Est-elle en mesure de jouer le rôle de médiateur dans cette crise?
Depuis la disparition de facto du Mouvement des Non-alignés et du Groupe des 77 – même si ces mouvements existent toujours de jure –, le continent africain n’est plus en mesure de jouer le rôle qu’il jouait dans les années dorées du Mouvement (1970-80). Les Algériens, et les Africains en général, se souviennent très bien de l’année 1974 lorsque le défunt président algérien Houari Boumediene, alors président du Mouvement des Non-alignés, avait osé – je dis bien « osé » – soulever la question du prix des matières premières à la 6ème Assemblée générale de l’ONU du 2 mai 1974 et demandé l’établissement d’un Nouvel ordre économique international.
Ce moment de gloire pour le tiers-monde et l’Afrique en particulier, est malheureusement terminé car l’Afrique aujourd’hui est plus que jamais divisée et déchirée par ses divergences politiques et ses conflits internes et externes quasi endémiques. En effet, les Nkrumah, les Boumediene, les Nyerere, les Senghor, les Nasser et les Mandela – qui avaient secoué le cocotier colonial – n’ont malheureusement pas laissé d’héritiers dignes de leur charisme et de leur nationalisme.
Les leaders africains aujourd’hui pour la plupart passent leur temps à se déchiqueter entre eux ou/et à réprimer et affamer leurs peuples. Comment, dans cet esprit et dans ces circonstances, peuvent-ils jouer le rôle de médiateur quand ils ne peuvent même pas le jouer pour eux-mêmes?
L’on a vu d’ailleurs -ultime humiliation ?- le refus des pays européens d’accueillir les ressortissants africains fuyant la guerre. Quel en est votre commentaire?
Il faut rappeler que les deux pays en conflit – la Russie et l’Ukraine – sont parmi ceux qui accueillent le plus d’étudiants africains. Trois pays en particulier ont un grand nombre de leurs étudiants en Ukraine : le Maroc (environ 8 000 étudiants), le Nigéria (4 000) et l’Egypte (3 000). A eux seuls, ces trois pays représentent environ 20% du nombre total d’étudiants étrangers en Ukraine en 2020.
Depuis le conflit russo-ukrainien, ces étudiants ont dû fuir l’Ukraine pour d’autres pays européens. Malheureusement, plusieurs de ces pays ont refusé de les accueillir alors qu’ils accueillent à bras ouverts les Ukrainiens et les étrangers non-Africains. L’Union européenne, qui se dit championne de la défense des droits de l’Homme dont le droit d’asile, fait exactement le contraire de ce qu’elle prêche.
Cette politique ségrégationniste, appelée aussi politique du « Double Standard » (ou des « Deux poids, deux mesures ») est notamment appuyée et renforcée par les partis d’extrême droite qui prennent de plus en plus d’importance en Europe et dont la revendication principale est le refus d’autoriser l’entrée dans leurs pays des immigrants venant du Sud de la planète, en particulier ceux originaires d’Afrique.
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*Bio-express:
Dr Arezki Ighemat est Ph.D en économie et analyste politique. Il est ancien professeur à l’Université d’Alger et aux Etats-Unis. Il est auteur de quatre ouvrages et de nombreux articles sur l’Algérie et les questions internationales.
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