Safiatou Abdourahman ABBA*
Face aux défis qui assaillent de toutes parts la collectivité pan humaine, et sous le couvert du raz de marée de la mondialisation avec de slogans scandés tambour battant tels que le dialogue interculturel, le dialogue entre les civilisations ou autres, l’Afrique semble avoir besoin d’harmoniser les vues et les souhaits de ses peuples avec ceux des « autres ». Sur ces différentes questions de l’heure, il s’agit clairement pour le « berceau de l’humanité » d’instituer le droit à la différence d’opinions dans les limites permises, et ce loin de toute rigidité incongrue somme toute non négligeable. L’existence de ces défis donne toute son importance à l’action culturelle d’un continent qui saura ouvrir à la culture de larges perspectives d’épanouissement et d’expression, tout en lui assurant une place de choix au sein du « nouveau » monde.
En effet, dans un monde ou les paramètres culturels sont au cœur des rapports nationaux et internationaux, et ou les aspirations identitaires s’expriment et risquent à tout moment d’entrer en conflit les unes avec les autres comme le prédit Samuel HUNTINGTON dans son évocation du « choc des civilisations »[1], il devient essentiel pour les peuples africains de recourir au dialogue entre les peuples pour donner à l’humanité une opportunité unique de se construire un avenir commun. Les indicateurs et les résultats des études prospectives démontrent à souhait que le siècle qui est le nôtre sera celui du dialogue et du partenariat. Les sociétés et nations qui se condamnent à l’isolement ne sauraient aucunement survivre. Aucune société ne peut être à jour avec le « renouveau » du monde si elle ne fait preuve d’ouverture sur l’extérieur, et ne met le doigt à la fois sur ses points forts et ses points faibles.
C’est ce qu’ont toujours pensé de nombreux auteurs et penseurs africains tels Léopold Sédar SENGHOR, Cheick ANTA DIOP, Kwamé NKHRUMAH, et Samir AMIN qui tout au long de leurs œuvres n’ont de cesse appeler à une sorte de dialogue des cultures et des civilisations. Il faut inscrire cette « civilisation de l’universel » dans le sillage d’un « rendez-vous du donner et du recevoir » qui n’a rien à voir avec le modèle de pensée unique qui tente de s’imposer par le biais d’une mondialisation sauvage et libérale, fondée historiquement sur les seuls rapports de domination et d’exploitation des « grands » par les « petits », des « forts » par les « faibles ».
Pour Senghor en effet, la culture est le ferment des valeurs de nos civilisations. Elle seule est capable d’imposer l’égalité et le respect mutuel qui ne seront pas acquis sans une certaine idée de « métissage »[2]. Pour ce penseur africain, la « civilisation de l’universel » doit émerger du dialogue des cultures singulières. Ce dialogue ne peut être véritable et sincère que si chacun accepte sa part de différence et celle des autres, sans nécessairement nier le fait que cet antagonisme doive véritablement exister. Au fur et à mesure que se met en place la dynamique de la mondialisation, il reste à constater que seule la culture d’un peuple constitue son lieu d’enracinement dans un univers où l’identité veut être âprement défendue et préservée. Il s’agit d’un canal essentiel de communication, d’échange, de découverte qui conduira à l’intégration et l’acceptation du continent africain au « rendez-vous du donner et du recevoir ».
A la fois riche et plurielle, c’est vers cette convergence que doivent tendre les cultures des peuples africains. Dans ce monde d’interdépendance accrue, chaque acteur, chaque situation s’inscrit d’abord dans un champ local, national, et continental. Cependant, chacun d’eux vise un impact global en ce sens que qu’il se considère comme étant le résultat de la combinaison de causes et de facteurs particulièrement rattachés à l’ensemble de ce qui est l’humanité. Ainsi, la globalisation met en évidence la pluralité et la diversité des cultures qui se croisent et parfois s’entrechoquent. Seul le dialogue devient la voie ultime et la solution pour en faire une source d’enrichissement mutuel par la réconciliation et la tolérance.
Cette préoccupation est reprise par l’UNESCO qui, dans son acte constitutif signé à Paris en 1945 relève « …que l’incompréhension mutuelle des peuples a toujours été au cours de l’histoire à l’origine de la suspicion et de la méfiance entre nations, par où leurs désaccords ont souvent dégénéré en guerres ». Elle souligne le dessein de « féconde diversité » des cultures, et en fait dans le même temps son principe le plus élevé dans la chaîne de la « solidarité intellectuelle et morale de l’humanité »[3]. Plus loin encore, l’UNESCO concrétise cet idéal de concilier le respect de la diversité des cultures avec le souci de la cohésion sociale et la promotion des normes et valeurs universelles. Dans sa Déclaration universelle sur la diversité culturelle, elle affirme sans détour en son article 2: « Dans nos sociétés de plus en plus diversifiées, il est indispensable d’assurer une interaction harmonieuse et un vouloir vivre-ensemble de personnes et de groupes aux identités culturelles à la fois plurielles, variées et dynamiques. Des politiques favorisant l’intégration et la participation de tous les citoyens sont garantes de la cohésion sociale, de la vitalité de la société civile et de la paix »[4].
Le défi de la cohésion et du dialogue interculturel pour l’Afrique
La cohésion est une notion qui se dit essentiellement au pluriel. Elle vise à créer des espaces pour des voix multiples qui se conjuguent et parlent au pluriel, car la culture est à la fois unité et diversité. Si l’on part en effet du principe que chaque peuple a un message à délivrer au monde, et que chacun de ses peuples peut enrichir l’ensemble de l’humanité, l’affirmation et la défense des identités multiples deviennent une obligation pour la création et la promotion des sociétés à la fois multiculturelles et durables à l’échelle planétaire. Cependant, il faut éviter les pièges de la cohésion, car tant il est vrai que si l’on admet qu’une identité quelconque peut s’arroger le droit d’exclure ce qui ne lui est pas propre, aucune forme de cohésion ne pourra émerger. Il faut que l’identité puisse apporter à l’altérité, et ce à l’intérieur d’elle-même afin que la cohésion devienne possible.
En regardant de près, les cultures qui se découvrent simultanément et réciproquement peuvent davantage être efficaces dans le processus de mondialisation. Souleymane BACHIR DIAGNE pose d’ailleurs que la « reconnaissance épaisse » est une voie vers la pacification des mémoires, parce que tout le monde voit sa propre mémoire inscrite dans l’espace universel. Ce n’est qu’à ce titre-là que se crée une convergence de l’un vers l’autre, et que se constitue un tissu qui fabrique une socialité et une citoyenneté universelle au sein de la même planète ; Il le relève d’ailleurs assez clairement « nos différences culturelles sont constituées de plusieurs vagues d’un même océan »[5] .
L’Afrique semble avoir compris que c’est après le respect et la considération que l’on a de l’autre qu’un dialogue franc et sincère peut s’instaurer. Il lui faudra pour cela renouer avec son histoire et ses racines profondes qui en font le « berceau de l’humanité », et son destin de « futur de l’humanité ». C’est uniquement grâce à son histoire, sa trajectoire et sa grande capacité de résilience qu’elle peut offrir au reste du monde la possibilité d’un renouvellement et la réconciliation de l’humanité avec elle-même. Pour cela, elle doit d’abord relever un certain nombre de défis au rang desquels celui de la paix et de la gouvernance démocratique, de l’identité et de la citoyenneté responsable, plurielle et inclusive et celui de son intégration totale et parachevée.
L’Afrique, ses acteurs et les sentiers de son développement culturel
L’Afrique est en effet une réalité socio-culturelle qui ne saurait être négligée. De nombreuses études en sciences sociales et humaines le démontrent aujourd’hui encore. Jusqu’ici, les études menées pour la plupart et référant à la problématique du développement du continent africain l’ont été sous un angle purement économique et politique. Que de théories élaborées ci et là qui n’ont jusque-là pas réussi à le sortir du joug de la pauvreté et du sous-développement dans lequel il s’est enlisé plusieurs décennies encore après les indépendances plus ou moins réellement achevées. Là se pose tout un autre débat.
Il est de plus en plus clairement établi que cette intégration dans la sphère internationale par la culture doit non seulement être impulsée par les peuples de l’Afrique, mais aussi par les autres acteurs institutionnels ou non à travers leur collaboration, coopération et négociation par la mise sur pied d’une politique culturelle dynamique fluide et sans contrainte. Il est également question de penser à la future génération en leur transmettant le désir de vivre dans une communauté régionalisée multiculturelle en mettant sur pied des programmes communs d’éducation et de formation qui vont dans ce sens. Il faudra aussi valoriser et médiatiser les manifestations culturelles existantes dans les sous-régions pour permettre aux autres peuples de découvrir, connaître, apprendre et comprendre la culture de l’autre pour une meilleure intégration.
Pour atteindre cet objectif, force est de soutenir le rôle des institutions civiles -académiques, scientifiques, religieuses, politiques- actives dans le domaine culturel. Ce soutien doit s’étendre à tous les niveaux, à toutes les spécialités et à tous les domaines afin d’en garantir l’interaction et, par suite, garantir l’interdépendance entre l’ancien et le nouveau, le constant et le variable, la reproduction et la création, l’intellectuel et le réaliste.
L’appropriation par les peuples africains d’une culture du dialogue est aussi une question de gouvernance et de responsabilité des élites. C’est pourquoi les espaces de production de l’intelligencia tels que les universités et autres centres d’excellence doivent se sentir concernés pour la construction de la paix et le dialogue des cultures. En étant complémentaires aux institutions, les organisations de la société civile pourraient également contribuer dans le sens de la promotion de la démocratie dialogique, participative et à la fois inclusive. Elles pourraient également prendre en charge la question de l’éducation à la paix et au dialogue, tout en s’inscrivant dans une optique qui suppose une architecture de gouvernance vers le bas, à même de répondre à des objectifs clairs et préalablement définis pour le développement d’un continent dont les potentialités confinent paradoxalement loin de celui des « damnés de la terre ».
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(*) Écrivain et chercheur camerounaise
[1] Samuel HUNTINGTON, Le choc des civilisations et la refondation de l’ordre mondial, Ed. Odile Jacob, Paris, 2005.
[2] SENGHOR Léopold Sédar, Négritude et civilisation de l’universel, Liberté tome 3, Paris, Seuil, 1977.
[3] Acte constitutif de l’UNESCO adopté à Paris en 1945.
[4] Déclaration Universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle adoptée à Paris le 02 Novembre 2001.
[5] SOULEYMANE BACHIR Daigne, répondant au Président français Nicolas SARKOZY, « Parler de l’esclavage, ce n’est pas se faire de l’entêtement rétrospectif », Liberté 1- L’observatoire audiovisuel sur les libertés, messages, 26 Septembre 2007.



