Le célèbre écrivain kényan Ngũgĩ wa Thiong’o, figure incontournable de la littérature africaine contemporaine, est décédé à l’âge de 87 ans. Auteur, penseur et militant, il laisse derrière lui une œuvre monumentale, tissée à travers six décennies, qui a accompagné la transformation du Kenya, de la colonisation britannique à la quête démocratique.
Né en 1938 sous le nom de James Thiong’o Ngũgĩ, alors que le Kenya était encore sous domination coloniale, il a grandi dans une famille modeste à Limuru. Son parcours fut marqué par la répression coloniale : il raconte avoir un jour retrouvé son village rasé et ses proches internés dans des camps pendant la révolte des Mau Mau (1952–1960). Son frère, sourd, fut abattu par un soldat britannique après avoir mal interprété un ordre.
Après ses études à l’université Makerere en Ouganda, Ngũgĩ partage son premier manuscrit avec le grand écrivain nigérian Chinua Achebe, qui l’aide à publier Weep Not, Child en 1964 — le premier roman anglophone d’Afrique de l’Est à connaître une reconnaissance internationale. Suivent The River Between et A Grain of Wheat, confirmant son statut d’écrivain majeur.
Mais 1977 marque un tournant : il abandonne son nom colonial pour devenir Ngũgĩ wa Thiong’o et choisit de n’écrire qu’en kikuyu, sa langue maternelle. Son roman Petals of Blood, critique acerbe des élites postcoloniales, est suivi de la pièce Ngaahika Ndeenda (Je me marierai quand je voudrai), coécrite et interdite peu après sa première représentation. Ngũgĩ est emprisonné sans procès pendant un an, période durant laquelle il rédige Devil on the Cross sur du papier hygiénique.
Libéré après l’arrivée au pouvoir de Daniel arap Moi, il apprend en 1982, lors d’un séjour à Londres, qu’un complot vise à l’assassiner. Il entre alors en exil au Royaume-Uni, puis aux États-Unis, où il enseignera dans de prestigieuses universités comme Yale, New York ou UC Irvine. Il ne rentrera au Kenya qu’en 2004, accueilli par une foule en liesse — un retour vite assombri par une violente agression dans son appartement, au cours de laquelle son épouse fut violée. Il qualifiera cet acte de « politique ».
Défenseur acharné des langues africaines, Ngũgĩ s’opposa à la domination linguistique européenne. Dans son ouvrage phare Decolonising the Mind, il dénonçait l’écrivain africain qui choisit l’anglais ou le français, tout comme le politicien qui justifie l’impérialisme. Cette position radicale l’a éloigné d’anciens amis, y compris Achebe.
Marié deux fois, père de neuf enfants — dont plusieurs sont auteurs —, Ngũgĩ affirmait avec humour que sa famille était devenue sa « rivale littéraire ». Toutefois, des tensions ont entaché cette image : son fils Mukoma l’a accusé d’avoir abusé physiquement sa mère, ce que Ngũgĩ n’a jamais commenté.
Malgré de graves problèmes de santé, notamment une opération à cœur ouvert en 2019 et un cancer diagnostiqué en 1995, il a défié les pronostics médicaux et poursuivi son combat pour une littérature africaine libre, enracinée et engagée.
Aujourd’hui, l’Afrique perd une de ses plus grandes plumes. Comme le disait l’autrice nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, Ngũgĩ wa Thiong’o fut une lumière pour la littérature africaine — une lumière qui s’éteint, laissant le monde des mots un peu plus sombre.